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Afrodescendants d'Amérique Latine et des Caraibes
18 janvier 2010

Les Étoiles Nègres de Lilian Thuram

Il a quitté le football pour un autre combat. Contre le racisme et les peurs d'une France qui, sous l'effet du sarkozysme, ne cesse de se diviser Le ton est mesuré, le propos carré. Dans son livre, «Tutu» nous fait découvrir les «Etoiles noires» qui l'ont aidé à se construire et dévoile sa vision d'une République postraciale

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Le Nouvel Observateur .- Presque un an et demi que vous avez raccroché les crampons, le gazon ne vous manque pas trop ?
Lilian Thuram. - C'est étrange, mais j'ai presque le sentiment de n'avoir jamais été joueur de football. Ca me semble déjà si loin. Je suis très occupé avec ma fondation Education contre le Racisme, et finalement ce petit problème au coeur qui m'a obligé à prendre ma retraite a été une chance. J'adorais tellement ce sport que j'aurais eu beaucoup de peine à arrêter de moi-même. Mais je n'ai aucun regret, j'ai peut-être évité une fin de carrière pathétique.

N. O. - Et la carrière politique ? Fin 2008, Nicolas Sarkozy vous a proposé d'être son ministre de la Diversité, paraît-il...
Thuram. - C'est vrai, mais je ne pouvais que refuser. Dès notre première rencontre en 2005, après les émeutes dans les banlieues et l'histoire du Kärcher, je m'étais rendu compte que nos visions du monde étaient diamétralement opposées, particulièrement quand il m'a dit que ce sont les Noirs et les Arabes qui créaient des problèmes en banlieue ! M. Sarkozy est déterminé par les préjugés issus de son éducation. Il y a eu ensuite le discours de Dakar, en 2007, qui soutenait que l'Africain n'était pas encore «assez entré dans l'Histoire», et qui répétait mot pour mot les écrits racistes des xviiIe et XIXe siècles. Puis cette volonté de faire une loi sur les effets positifs de la colonisation. Et enfin, aujourd'hui, ce débat sur l'identité nationale.

N. O. - En quoi vous dérange-t-il ?.
L Thuram. - L'identité de la France, c'est son projet politique qui la définit. Le nôtre est fort, c'est l'aspiration aux principes liberté, égalité, fraternité. Le débat était donc inutile. Le problème, ce sont les mauvaises intentions qui sous-tendent la question.

N. O. - C'est-à-dire ?
L. Thuram. - Nous sommes face à une politique de division qui réveille le racisme latent de notre société, qui fabrique de la peur, qui casse les solidarités et renforce les préjugés. Nicolas Sarkozy met les gens dans des cases : les «eux», les «nous», les «Français de sou che», les «minorités», en pensant que les plus nombreux iront dans son sens. C'est désolant. Le gouvernement a choisi la facilité en créant des boucs émissaires, les immigrés et les musulmans, pour éviter à la population de réfléchir aux vrais problèmes, qui sont le chômage, la crise économique et les injustices sociales.

N. O. - Le racisme, l'avez-vous subi vous- même ?
L. Thuram. - J'ai vécu les cris de singe dans les stades. De tels comportements existent parce que des scientifiques ont autrefois théorisé le Noir comme chaînon manquant avec le singe. Ce sont des représentations négatives qui sont restées dans l'inconscient collectif. Si le racisme est si facile à réveiller, c'est parce qu'il est le produit d'une histoire qui n'a malheureusement pas encore été déconstruite. La décolonisation n'a que 50 ans. Les zoos humains ne datent que des années 1930. Pensez que parmi ces prétendus «sauvages» que l'on exposait figurait le grand-père de Christian Karembeu !



N. O. - Vous publiez un livre érudit et original, une galerie de portraits de ceux que vous appelez vos «étoiles noires». Figures historiques, artistes, intellectuels... noirs et largement ignorés. Est-ce une forme de réponse au discours de Dakar ?
L. Thuram. - Ce n'est pas ce qui m'a motivé à l'écrire, mais on peut effectivement y trouver une somme d'arguments contredisant ce discours. Par exemple cette «charte des chasseurs du Manden», chantée en 1222 dans l'empire du Mali, qui est une sorte de «Déclaration des droits de l'homme» avant l'heure interdisant l'esclavage et affirmant que toute vie est une vie. L'Unesco vient d'ailleurs de l'inscrire au patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Mais ma vraie motivation est plutôt venue du fait que, quand je leur posais la question, les gens étaient généralement incapables de me citer un scientifique, un poète ou un philosophe noirs. Et ce n'est pas de leur faute. Sim plement, l'école ne nous les enseigne pas. A travers ces grands personnages, qui m'ont permis d'être celui que je suis et d'avoir confiance en moi, je souhaitais donc surtout montrer que l'histoire des Noirs ne se résume pas à l'esclavage. Car la première fois qu'un jeune entend parler des Noirs à l'école, c'est toujours par ce biais. Ca a été mon cas.

N. O. - Quel souvenir en avez-vous ?
L. Thuram. - J'étais le seul Noir dans ma classe, on m'appelait «la Noiraude» à l'épo que, à cause du dessin animé qui représentait une vache noire qui ne disait que des bêtises et une vache blanche qui avait évidemment toujours raison. Ce jour-là, je me suis senti marqué au fer. Imaginez un jeune Blanc qui, durant sa scolarité, n'aurait jamais entendu parler de scientifique blanc, ni de souverain, ni de penseur ou d'artiste de sa couleur. Jusqu'à ce qu'on lui dise que ses ancêtres étaient des esclaves. Sa construction intellectuelle et identitaire devient dès lors très complexe. Et s'il ne rencontre plus d'autres personnages auxquels s'identifier et subit des contrôles au faciès, imaginez encore combien cela peut être destructeur ! Le danger, c'est d'intérioriser la dévalorisation. On veut à tout prix se blanchir la peau, quitte à avoir le cancer, les femmes portent des perruques pour avoir les cheveux lisses...

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N. O. - Quelles sont les «étoiles noires» qui vous ont permis de ne pas tomber dans la victimisation ?
L. Thuram. - Ma maman est la première de toutes, bien sûr ! Elle a élevé seule ses cinq enfants, fait du ménage, coupé la canne à sucre dans les champs, puis elle a quitté la Gua deloupe pour l'Hexagone dans l'espoir de nous offrir une vie meilleure. C'est un exemple de courage. Après elle, j'aime citer Malcolm X. J'aurais d'ailleurs voulu donner son nom à mon fils, mais on m'en a dissuadé à cause de l'image de violence qui lui est associée. Alors que, pour moi, il représente celui qui a réussi à sortir de la violence pour laquelle la vie l'avait conditionné à l'époque de l'apartheid, du Ku Klux Klan... En définitive, l'un de mes fils s'appelle Marcus, à cause de Marcus Garvey qui est l'un des premiers à avoir incité les Noirs à connaître leur histoire. Et l'autre s'appelle Khephren, du nom d'un pharaon égyptien, afin qu'il n'oublie jamais que l'aventure des peuples noirs ne commence pas avec l'esclavage. Je pourrais également évoquer l'essayiste Frantz Fanon, qui décrit merveilleusement la société antillaise, et Mohammed Ali, un modèle parce qu'il se sert de sa notoriété pour faire passer des messages. Mais il y en a tellement...

N. O. - C'est cela que vous évoquez dans les classes pour parler du racisme ?
L .Thuram. - Oui, et malheureusement les enfants disent encore qu'il y a plusieurs races, les Noirs, les Blancs, les Jaunes, les Rouges, que les Noirs sont forts physiquement, chantent bien... Il est aberrant qu'ils ne sachent toujours pas qu'il n'y a qu'une seule espèce d'hom me, l'Homo sapiens ! Le travail d'éducation n'a pas été fait. C'est pour cela que je tenais à ouvrir le livre par le portrait de Lucy, née en Afrique il y a 3 millions d'années, notre ancêtre commune. Tant que nous serons prisonniers de l'idéologie du XIXe siècle qui a classifié les hommes en supposées «races inférieures et supérieures» pour justifier les colonies, nous ne pourrons pas comprendre qu'être noir ou blanc est le fruit d'un conditionnement. Car aucun enfant ne se dit noir ou blanc. Il se dit éventuellement rose, beige ou marron. C'est bien qu'on «devient» noir ou blanc. Il faut sortir de cette prison de couleur, décoloniser nos esprits. C'est en changeant nos imaginaires qu'on y arrivera. Le jour où l'on écrira les noms d'intellectuels, de savants de toutes couleurs sur les tableaux des écoles, on avancera.

N . O. - Que représente Barack Obama pour vous ?
L . Thuram. - Précisément quelqu'un qui a refusé de se laisser enfermer dans sa couleur. Et il contribue évidemment à cette évolution des mentalités. Ce qui était amusant, c'est que, pour ma maman, son élection était incroyable, de l'ordre de l'impossible, alors que pour mes enfants, ce qui était incroyable, c'est qu'il n'y ait jamais eu auparavant un président américain noir. Voilà le changement ! Il y aura un avant et un après Obama.

N . O. - Pensez-vous qu'un Obama soit possible en France ?
L. Thuram. - La vraie difficulté selon moi ne se situe pas dans la base, mais au niveau des partis politiques qui ne font pas de place aux candidats noirs. C'est structurel, les élites ne se renouvellent pas assez. A droite comme à gauche, les politiques sont issus d'une même culture, d'une même éducation, porteuse des mêmes «a priori». C'est peut-être pour cela que nous peinons à avoir des visions réellement différentes de la société et que la couleur de la peau pèse encore autant.

N. O. - Selon vous, les Français sont-ils véritablement prêts pour cette France postraciale que vous appelez de vos voeux ?
L. Thuram. - Je le crois. Bien entendu, nous vivons une crise aiguë, la sarkoïsation des esprits que je dénonce depuis 2006 est réelle. Mais, en même temps, j'entends beaucoup de voix qui s'élèvent contre ces stigmatisations à finalité électoraliste, des gens bravent les lois qu'ils estiment injustes quand ils aident les sans-papiers... Il y a une véritable prise de conscience dans la société civile. Et dans les faits, la France est déjà mixée, multiculturelle, multicolore et multicultuelle. Et ça se passe déjà très bien... Elle est même en avance, si l'on considère le nombre des mariages mixtes. La vraie question donc, ce n'est pas notre identité, mais les conditions de notre vivre- ensemble pour le futur dans un contexte de mondialisation et de répartition inégale des richesses. C'est pour cela qu'avec des historiens et des associatifs j'ai récemment signé un «Appel pour une République multiculturelle et postraciale». (1) Parce que, comme disait Albert Einstein : «Le monde est dangereux à vivre. Pas à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire.» Et ça ne sert à rien de rester là à larmoyer sur le passé. Un an après l'élection d'Obama, nous voulons transmettre à nos enfants l'idée qu'ici aussi c'est possible...

(1)Appel, suivi de 100 propositions, publié le20 janvier dans «Respect Mag.»

Marie Lemonnier
Le Nouvel Observateur

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